Heureux lecteur qui, dans le paysage littéraire de Louis Poirier, alias Julien Gracq (1910-2007), peut arpenter, depuis 2014, des terres inconnues. Trois inédits – Manuscrits de guerre, Les Terres du couchant et Nœuds de vie (Corti, comme tous ses livres, 2011, 2014 et 2021) – ont en effet précédé La Maison, court récit retrouvé à la Bibliothèque nationale de France, dont on découvrira dans cette édition, outre le texte imprimé, deux états du manuscrit.
De son propre aveu, l’écrivain, agrégé de géographie, cherchait, quand il a commencé à écrire, « à matérialiser l’espace » (En lisant en écrivant, 1980). Ses récits organisent la rencontre de personnages-lisières avec un lieu : un château (théâtre noir de son premier roman, Au château d’Argol, 1938), un hôtel (Un beau ténébreux, 1945), une forteresse (Le Rivage des Syrtes, 1951), un bunker (Un balcon en forêt, 1958), dans le suspens d’une imminence inquiète.
Ici, la déambulation se déploie à l’intérieur d’une friche que l’on devine dans la vallée de la Loire. Sur la « terre » qui borde la route, lors de ses voyages en car entre « A. » et « M. », le narrateur est fasciné par une maison « trop haute pour sa largeur », qu’il peine à discerner à travers les sous-bois. A la racine de la sensation, sorti du bus dans une flânerie devenue « enquête de police », il tente de faire émerger la bâtisse de ce « fouillis hirsute », « tache lépreuse au milieu du paysage bocager », « remarquablement hostile ». Dans un mouvement inverse de distanciation et d’imprégnation, l’objet de désir est d’autant plus sacralisé qu’il est enclos dans ce « pire coin de campagne ».
Réminiscence de la guerre
Au cœur des bois embués de pluie, la villa se fait attendre, préfigurée par des annonciations – un coup de feu, qui fait affleurer une réminiscence de la guerre, le pépiement d’un oiseau : avant de se donner enfin aux yeux de l’homme qui marche, cette « maison où se pendre » se fait entendre, entre absence et présence. Quand le chant d’une femme invisible le tient « plusieurs minutes immobiles », le pluriel de l’adjectif se fait promesse – ce n’est plus le personnage qui est figé par cet état de grâce, c’est le temps même, à l’intérieur duquel l’être soudain glisse, troublante adjectivation du monde.
Jouant sur une transmutation des êtres et des choses, l’écrivain les fait changer de substance, réappropriation opaque du souvenir. Fouaillant à travers les branches de la mémoire, il fait naître la fiction aux confluences de la vision, mais aussi de sa réinterprétation – double couche d’irréalité : ce tableau du passé, déjà lacunaire, Julien Gracq prend un malin plaisir à le tordre selon son désir. Dans un geste réflexif, troisième strate, il met à nu ce processus – la remembrance, et son maquillage.
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